Par Véronique Lorelle
Publié le 27 août 2025 à 17h00, modifié à 11h49
Une forêt de bambous peints, une sculpture de « fontaine arbre » : leMusée des impressionnismes accueille, jusqu’au 2 novembre, des oeuvresdu créateur italien, dans lesquelles des éléments naturels se mêlent à desmatériaux industriels.
C’est le premier événement design jamais organisé au Musée des impressionnismes de Giverny (Eure). Il le doit au programme « Constellation » du Centre Pompidou, permettant de déployer enFrance et à l’étranger les collections de l’institution parisienne, qui ferme ses portes dès septembre pour cinq ans de rénovation.
L’exposition « Andrea Branzi. Le règne des vivants », présentée jusqu’au 2 novembre, n’est pas unerétrospective de ce grand architecte florentin telle qu’on a pu la voir au Musée des arts décoratifs etdu design de Bordeaux, il y a dix ans. C’est comme une clé de lecture, une vision vibrante de ce quil’animait : le rapport entre le design industriel et la notion de nature, non pas sauvage, maisdomestiquée, qu’il appelait une « seconde nature ».
Né en 1938 et déjà lauréat, à 49 ans, d’un prestigieux Compas d’or pour l’ensemble de son oeuvre dedesigner et théoricien, Andrea Branzi était enthousiasmé par ce projet en Normandie, qu’il n’a pas pudévelopper – il est mort le 9 octobre 2023. En témoignent, dans l’exposition, ces deux images detableaux de Claude Monet représentant le bassin aux nymphéas sur lesquelles le designer a « croqué »la silhouette de l’artiste parisien travaillant à son chevalet pendant que des ouvriers s’attellent à laconstruction du petit pont japonais.
« Andrea a traduit par le dessin sa fascination pour le peintre-jardinier, explique sa veuve, Nicoletta Morozzi, accompagnée le 11 juillet, jour du vernissage, de deux de leurs trois filles. Il admirait ClaudeMonet pour avoir, tel un architecte, créé au milieu de la campagne française un paysage artificiel afin d’en faire un sujet pictural, jouant des effets changeants des saisons sur l’eau et les fleurs. »
Dès 1984, la série d’objets « Animali domestici », d’Andrea Branzi, où des éléments naturels dialoguent avec des matériaux industriels, secoue le monde du design. Avec cette cafetière en argent massif au socle ou à l’anse en bouleau brut (édition Cassina, 1997), ces vases en verre soufflé Ipomea maculata (Design Gallery Milano, 2000) reproduisant les graciles fleurs en trompette de l’ipomée, et moult assises, le designer s’ingénie à introduire du naturel dans le procédé industriel.
« Ces objets, qualifiés de “néo-primitifs”, incarnent une forme de nature qui résisterait à sa dissolution dans l’objet industriel, tout en se confrontant à la modernité qui les a exclus », commente Marie-AngeBrayer, cheffe du service design et prospective industrielle du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition. Andrea Branzi prônait déjà un retour à une dimension archaïque et magique des objets.
Quarante ans plus tard, la forêt de bambous Bamboo Interior Wood (2023) – une pièce unique à admirer dans l’exposition – fait la synthèse de ses recherches. Chaque bambou dressé vers le ciel, peint et ponctué de signes archaïques, possède une séquence de couleurs ancrées dans différentes cultures, rappelant aussi, selon Nicoletta Morozzi, « une écriture musicale ». Au centre de ce petit monde bariolé, un seul bambou, tout blanc, laisse place à la méditation ou à de libres interprétations.
Andrea Branzi ne créait pas de façon impulsive. Sur les murs du musée, des dessins crayonnés de fauteuils, avec diverses inclusions de bois bruts, montrent combien les meubles de la série « Animali domestici » (abondamment copiés aujourd’hui) ont été longuement réfléchis. De même, de petites architectures extrêmement abouties incarnent le monde qu’il rêve pour tous. Telle l’iconique Casa Madre (2008), une maquette de 1,15 mètre de longueur sur 1 mètre de largeur et 85 centimètres de hauteur, qui figure un espace de travail partagé entre les hommes et les animaux (vaches, chiens, poules, singes, etc.). A l’étage du dessous, le royaume des morts, où se côtoient des idoles cycladiques, des croix chrétiennes et une représentation de Bouddha.
Promenade poétique
« Branzi s’est inspiré de la notion orientale d’hospitalité pour en appeler à la coexistence entre les vivants, le présent et le passé », résume Marie-Ange Brayer. En 2018, Andrea Branzi, dans une revue spécialisée, fait cette recommandation : « Nous, les designers, pouvons réfléchir à l’avertissement deConfucius : le devoir moral de l’homme consiste à faire le bien en préservant à la fois la beauté des pierres et celle des relations humaines » (Humanisme et naturalisme, Interni, n° 679).
Illustration de cet art multiple, le lampadaire Maple Leaves (galerie Friedman Benda, 2022), coiffé d’un grand abat-jour en papier japonais incrusté de feuilles d’érable, trône dans l’exposition face au tableau Le foglie ci guardano (« Les feuilles nous regardent », 1987), réalisé au crayon et à la craie. Il s’agit ici d’un néflier au feuillage vert dont les bourgeons, vus de très près, sont autant de visages humains. Et voilà que l’arbre est devenu un membre de la famille.
« Cette exposition offre un autre regard, approfondi et intime, sur la pensée de Branzi », se féliciteNicoletta Morozzi, qui a prêté un ensemble de dessins et d’objets, pour beaucoup inédits. Elle est aussi l’autrice de ce portrait d’un bouc habillé et fumant, qu’elle a brodé d’après un croquis de feu son époux (Les Animaux vêtus, 1988-2023). L’illustration de sa théorie : « Il n’y a pas que le singe qui progresse dans les comportements humains ; il y a aussi l’homme lui-même qui développe des relations tendant à aller de l’humanité vers l’animalité », avait écrit en1985 Andrea Branzi dans « Les primitifs, c’est nous »,article cité dans le catalogue de l’exposition (Andrea Branzi. Le règne des vivants, Norma, 95 pages, 24 euros).
L’immersion dans l’oeuvre complexe de l’architecte italien se fait avec légèreté. Le lumineux Musée des impressionnismes – où des marguerites du jardin affleurent au pied des baies vitrées et où les cartels sont admirablement rédigés en français et en anglais – transforme cette exposition en promenade poétique et philosophique. On pourrait presque en oublier le parcours fabuleux d’Andrea Branzi.