Entretien avec la designer Faye Toogood, l’âme curieuse

October 14, 2025

Par Téa Antonietti

 

          Pour Friedman Benda, Faye Toogood puise dans l’inventaire de la galerie. Elle y défriche des œuvres joyeusement provocantes de Misha Kahn, Andrea Branzi ou Humberto Campana, les entremêle aux siennes et crée The Magpie’s Nest, un cabinet de curiosités célébrant le plaisir de la découverte. Rencontre.

          Harper’s Bazaar France : Que représente pour vous cette invitation ?

          Faye Toogood : C’est une belle occasion, car les mondes de l’art et du design ont longtemps été séparés : des foires distinctes, des galeries différentes, des calendriers qui ne se croisent pas. Mais depuis quelques années, on assiste à une fusion passionnante entre les deux univers. Friedman Benda souhaitait que je pense cette installation précisément dans cet esprit.

          H. B. : Cette installation s’appelle The Magpie’s Nest. Pourquoi avoir choisi la pie comme symbole ?
          F. T. :
La pie est une grande collectionneuse : elle accumule tout ce qui l’attire, qu’il s’agisse d’un morceau de plastique ou d’un éclat d’or. Il n’y a pas de hiérarchie dans ses trouvailles et c’est très proche de ma façon de travailler. Dans mes intérieurs ou dans mes collections, j’aime faire dialoguer des matériaux très différents, sans logique de valeur ou de rareté. Je vais d’ailleurs intégrer au stand des objets provenant directement de ma maison : des fragments de mon quotidien. On y trouvera aussi des tapisseries, un grand chandelier en bronze, des pièces en bois… À l’image du nid éclectique de la pie.

 

Si un musicien s’exprime avec des notes, moi, je m’exprime avec des volumes et des textures.

 

          H. B. : Pouvez-vous nous parler de votre rapport aux objets trouvés ? Y a-t-il un rôle de transmission ?
          F. T. :
J’ai grandi dans une région très rurale du Royaume-Uni. Enfant, j’étais tout le temps dehors. Je ramassais des fossiles, des pierres, des morceaux de bois. C’est une manière de comprendre le monde quand on est jeune – observer, collecter, assembler. Et cette habitude ne m’a jamais quittée. Les objets que je garde depuis l’enfance – une règle en bois, un morceau de verre scientifique, un fossile – sont toujours dans ma maison. Ce sont souvent eux qui m’inspirent pour mes œuvres. Les tapisseries présentées au PAD, par exemple, sont comme des natures mortes issues de ces collections personnelles. J’ai photographié et dessiné des objets familiers avant de les transformer en motifs tissés. Il y a quelque chose de très intime dans ce processus et, oui, une dimension de transmission aussi, puisque ma fille partage aujourd’hui ce goût pour la cueillette et la curiosité.

          H. B. : The Magpie’s Nest réunit également le travail de six autres artistes. Comment avez-vous constitué ce “nid” collectif ?
          F. T. :
La sélection s’est faite de manière intuitive. J’ai choisi parmi les œuvres présentes dans les archives de Friedman Benda – des pièces que j’aime profondément. Je ne me suis pas attachée au nom du designer ni à la date de création. Certaines œuvres datent de cinquante ans, d’autres ont été réalisées l’an dernier. Ce qui m’intéressait, c’était leur sensibilité : la façon dont elles abordent la matière, la géométrie, la forme. L’ensemble n’est pas une vitrine de nouveautés, mais plutôt un dialogue autour d’une approche commune du faire. Il y a une cohérence sensible, presque symbolique, entre ces objets, malgré leurs époques différentes.

          H. B. : Peut-on parler d’un cabinet de curiosités contemporain ?
          F. T. :
Oui, d’une certaine manière. Si j’avais un espace idéal, c’est probablement à cela qu’il ressemblerait. Les objets que j’ai rassemblés sont ceux que j’aimerais avoir autour de moi au quotidien. C’est presque un autoportrait en trois dimensions. Certains ne sont pas de moi, mais je ressens une proximité esthétique et émotionnelle avec chacun d’eux.

          H. B. : Vous avez créé plusieurs pièces inédites pour cet événement. Pouvez-vous nous en parler ?
          F. T. :
Oui, il y a trois nouvelles œuvres principales. D’abord une série de tapisseries colorées : ce sont des dessins et collages que j’ai réalisés, puis numérisés et transformés en tissages. Une sorte de tapisserie digitale, mais entièrement réalisée à la main. J’aime cette idée de transposer une esquisse intime en une œuvre textile monumentale. Ce sont des pièces très personnelles, presque des autoportraits à travers les objets.

          Ensuite, une grande sculpture murale en chêne – près d’un mètre par un mètre – issue de ma série Assemblage 7. C’est une sorte de paysage topographique sculpté à la main, où chaque coup de ciseau est pensé comme un relief.

          Enfin, un chandelier en bronze, le premier que je réalise. Il est orné de petites figures sculptées, presque des visages, qui tiennent la lumière. L’ensemble a une patine argentée, très douce. Je ne sais pas encore exactement ce que ces visages racontent – sans doute quelque chose autour de l’identité, du rapport entre l’artisan et l’objet.

          H. B. : Que ce soit dans la mode, le mobilier ou le design d’intérieur, vous insistez souvent sur l’importance des matériaux. Est-ce le point de départ de votre travail ?
          F. T. : Absolument. Les matériaux sont mes ingrédients, comme pour un chef. Tout part d’eux.
La forme, la géométrie viennent ensuite, mais la matière décide de beaucoup de choses : elle impose ses contraintes, sa texture, sa résonance. J’ai besoin d’avoir les matériaux sous les mains pour imaginer la suite. C’est une relation très directe, presque instinctive.

          H. B. : J’aimerais revenir sur un terme que j’ai lu à votre sujet : “form-giver”. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette définition ?
          F. T. :
C’est un mot que j’aime beaucoup, il me correspond bien. Donner forme, c’est mon langage. Si un musicien s’exprime avec des notes, moi je m’exprime avec des volumes et des textures. Je cherche sans cesse des formes nouvelles, mais qui restent familières. Je passe énormément de temps à regarder des objets anciens, des artefacts, des pièces d’art populaire. J’aime leur intemporalité. Les réintroduire dans un contexte contemporain, c’est une façon de leur redonner vie, de créer des ponts entre passé et présent.

          H. B. : Vous souvenez-vous de la première chose que vous ayez jamais créée ?
          F. T. :
Oui ! Je devais avoir sept ou huit ans. J’ai dessiné un meuble victorien de la maison de ma mère, une sorte de chaise longue, et j’ai envoyé le dessin à un concours. C’est amusant, c’était déjà du mobilier ! Puis, à l’université, j’ai commencé à travailler avec des matériaux de récupération. Comme beaucoup d’étudiants, je ramassais des objets, des chutes de bois, des fragments, et j’en faisais des structures, des abris, des espaces dans lesquels on pouvait entrer. Avec le recul, je me rends compte que cette démarche – utiliser ce qu’on trouve, donner une seconde vie aux matériaux – n’a jamais quitté mon travail.

          H. B. : Que souhaitez-vous que les visiteurs ressentent en découvrant The Magpie’s Nest ?
          F. T. :
J’aimerais qu’ils ressentent de la curiosité, avant tout. Qu’ils retrouvent peut-être des objets familiers. Les foires peuvent parfois être un peu froides, un peu distantes. J’aimerais que le stand donne la sensation d’entrer dans une maison, dans un espace habité. Un endroit où l’on se sent bien – presque comme si on pénétrait dans mon propre univers.

          Espace “The Magpie’s Nest” par Faye Toogood, avec les œuvres de Andrea Branzi, Estúdio Campana, Najla El Zein, Misha Kahn, Raphael Navot et Thaddeus Wolfe, galerie Friedman Benda, PAD London 2025, du 14 au 19 octobre 2025.

 

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